Delta du Saloum : Oudiering, un havre d’humanité

Hameau d’environ 4 km2 situé dans le Delta du Saloum, Oudiering fait face à Badiala. Il est un lointain prolongement de Bettenty. Certains habitants des alentours l’appellent « île Marabout » et continuent de lui attribuer un état insulaire du fait de son isolement et de la forêt touffue qui le sépare d’autres villages. Son identité se confond aujourd’hui avec celle de Lamine Diouf qui y vit seul avec sa petite famille dans un environnement et une volonté rustiques. L’image est cependant un écran de fumée qui cache des expériences glanées jusqu’en Australie, France, Canada, Israël, etc. par ce patriarche baroudeur qui rêve d’une meilleure humanité. 

Par Mamadou Oumar KAMARA, Assane FALL (Textes) et Ndèye Seyni SAMB (Photos)

A près d’une heure et demie de pirogue, à partir de Toubacouta, Oudiering est à moins de dix encablures des rives gambiennes. C’est, dirait-on, sur « l’épaule de la mer » ; se situant aux bornes des bras de mer du Delta du Saloum. Aussitôt le visiteur accoste-t-il à l’anse d’Oudiéring qu’il est ébloui par la propreté de la plage. Seules des brindilles de mangroves et quelques feuilles vertes ou orangeâtres jonchent joliment certaines parties de la plage. Jusqu’au pied de tamariniers noirs (l’arbre du fruit sauvage « solom ») qui en forment des limites. Elles cohabitent avec de menus coquillages et un sable aussi beau par sa finesse que par sa sensible blondeur. Cette charmante salubrité, avec le temps bien ensoleillé, en rend l’eau translucide. L’envoûtante quiétude des lieux, simplement brodée par la légère musique des brises et le paysage décrit plus-haut, inspire des fantasmes. La présence humaine est jusque-là insoupçonnable, et nous sommes comme dans un rêve. Mais nous sommes vite sortis de l’instant onirique par un curieux comité d’accueil : des chiens aboient avec grande rage derrière le bois. Comme pour nous chasser des lieux.

Tandis que certains cherchent des pierres et des branches pour s’armer, le guide-piroguier demande, dans une sérénité douteuse, de ne pas s’inquiéter. « Les chiens avertissent les habitants des intrus. Ils n’attaquent pas », tente-t-il de rassurer, sans vraiment convaincre. Après avoir dépassé le monticule et les arbres qui séparent le hameau de la plage, on découvre qu’il s’agit de deux chiens physiquement pas si effrayants que ça, mais dont les grognements et les aboiements incessants affolent.

Sur le chemin qui mène aux habitations, pendant près de cinq minutes de marche prudente, nous assistons à une charmante vie de la nature. Un vaste pré brille de sa verdure au gré des pluies. Plusieurs arbres fruitiers ou sauvages se dressent çà et là, et même à perte de vue. Un âne broute au bord d’un des nombreux champs aménagés et clôturés. On voit ensuite, à la clairière, un forage et des bâtiments. On y compte des enclos de moutons, une latrine, une salle de classe, entre autres habitations reconnaissables aux antennes paraboliques. Quelques mètres plus loin, un grand réservoir haut perché pompe un puits et toise des panneaux solaires.

Un jeune garçon apparaît de derrière une concession et s’amuse de la manière dont les chiens nous filent. Il est espiègle, mais sa pudeur est remarquable. Il n’arrivera pas à faire cesser les aboiements malgré ses injonctions. Il faudra l’apparition du maître des céans pour que le calme revienne. Il sort de sa chambre pour nous trouver sous l’ombre du manguier. Sa pièce est isolée de la concession et est aussi rudimentaire que toutes les autres.

Chapelet à la main, tee-shirt et pantalon jogging défraîchis, sandales quelconques, le vieux Lamine Diouf se découvre dans une troublante sérénité. Sa démarche est bancale, mais n’en reste pas moins flegmatique et majestueuse. Dès qu’il s’assoit, il lui aura suffi d’un « Bobby, c’bon maintenant » pour que les chiens se taisent. Les bêtes se font toutes polies à côté des enfants qui se font passer presque inaperçus dans cette immense cour.

Le vieux Lamine Diouf nous examine d’abord et impose un moment de silence bouleversant. C’est un homme ambiverti. D’abord, son visage est impassible. Nous croyons même ne pas être les bienvenus, surtout quand il nous répond : « Je ne pense pas que vous puissiez tirer quelque chose d’intéressant. Vous voyez, il n’y a que nous ici et il n’y a rien de bien spécial à raconter ». Nous l’aurions cru si son impeccable phrasé ne trahissait pas autant d’expériences et d’aventures. Notre sensation s’avère correcte quand son humeur a fini par se dérider.

Il est parti, il a vu et il est rentré

A 73 ans, Mamadou Lamine Diouf est un gestionnaire comptable de profession qui a longtemps bourlingué. En 1972, après avoir obtenu son certificat d’aptitude professionnelle en Comptabilité, il est embauché comme comptable au Théâtre national Daniel Sorano. Il y travaille deux ans avant d’aller en Mauritanie, en 1974. C’est sa première destination d’une intéressante série de voyages. « En ce moment c’était florissant. Il y a eu la guerre du Polisario et la France avait rapatrié les coopérants. J’ai saisi l’opportunité », se remémore Lamine Diouf. Ses bons états de service chez les Maures lui ouvrent les portes de la France, le 28 août 1978. De la France, profitant des commodités, il voyage beaucoup en ces années et constate les mutations du monde. Homme curieux et dégourdi, as de la débrouille, il alterne son travail avec des cours du soir. Il obtient en 1981 son diplôme supérieur en gestion-comptabilité.

Malheureusement, le drame le frappe cette même année. Son père meurt. Lamine Diouf, aîné de la famille, en devient le chef à 30 ans mais perd surtout un pilier. « C’est auprès de mon père que j’ai appris le sens de la vie. Je l’accompagnais aux champs, j’observais comment il agissait, j’ai galéré à ses côtés … », confie Lamine Diouf qui n’a pas pu terminer sa phrase à cause de chaudes larmes. Mais en cette année 1981, il n’avait pas le temps de se morfondre. Conscient des charges qui l’attendent, il se lance dans l’investissement en achetant des pirogues et autres utilitaires. Sans succès. « L’argent était dilapidé. Et j’ai remarqué qu’il suffisait que je sois là pour que tout le monde se tienne tranquille. J’avais alors décidé de définitivement rentrer pour la première fois », se rappelle le vieil homme. Mais il n’était resté que 9 mois avant de se rendre compte qu’il devait poursuivre sa route. Il repart en France pour apprendre l’informatique et les nouvelles pratiques de gestion.

En 1986, il est engagé en Guinée Bissau par le Pnud. « J’y ai fait deux ans avant d’être remplacé par l’épouse d’un ministre qui avait des compétences plus que douteuses », regrette-t-il entre deux volets de diatribes contre les dirigeants africains. Entre-temps, il est allé en Israël et au Canada. Lamine Diouf est un homme qui abhorre les compromissions. Selon lui, l’homme n’a aucune dignité s’il est dépourvu de vertus et a des comportements malveillants. La direction de la Pharmacie nationale d’approvisionnement (Pna) l’apprendra à ses dépens. « J’étais au service financier. J’ai vite remarqué beaucoup de vols et de détournements de médicaments pour le marché noir. J’ai fait cas de tout cela et du laxisme dans un rapport, mais c’est moi qui étais embêté. J’ai finalement démissionné », peste Lamine Diouf, encore amer. C’est en ce moment qu’il avait commencé à réfléchir sur le projet de ses réalisations d’aujourd’hui à Oudiering.

Oudiering, le visage et l’esprit d’un homme

Pendant que nous discutions, un insecte pique Lamine Diouf sous ses yeux. Ça semble lui faire très mal et ses yeux en sont rougis. « C’est ainsi avec la nature. Ça va avec ses petits problèmes », positive-t-il en se débarbouillant le visage. Lui-même se taquine en se qualifiant de primitif, avec ses enfants. « Les visiteurs, tout comme mes enfants, voient cet univers sauvage. C’est un choix. Mais derrière tout ça, il y a du bonheur hein », rigole en coin Lamine Diouf. A côté des champs, les arbres fruitiers offrent un superbe paysage à Oudiering. Les anacardiers s’aperçoivent à perte de vue, vers la forêt. « Rien que pour la saison des anacardes, je peux avoir jusqu’à deux tonnes de récolte. Si je les écoule, je m’en sors en moyenne avec pas moins de dix millions de FCfa », sourit Lamine Diouf. Il exploite également dans la forêt 850 hectares de zones amodiées (ce sont des superficies attribuées par l’administration et les Eaux et Forêts) pour la pratique de la chasse. Durant la saison de chasse, qui va du 1er janvier au 30 avril, Lamine Diouf reçoit des clients qui paient un prix la journée. « Je peux avoir jusqu’à dix chasseurs par jour, pour 100 euros chacun », souffle le vieux. Ce dernier s’empresse de préciser qu’il a tous ses papiers en règle, « pour ne rien transgresser, mais surtout pour laisser une entreprise viable qui pourra me survivre et servir mes enfants ». Il y a aussi les travaux champêtres qui s’inspirent beaucoup des méthodes qu’il avait vues lors de son séjour en Israël. « J’ai également bien travaillé dans ma vie. Donc il y a en plus mes économies et ma pension de retraite que je reçois de la France », informe Lamine Diouf.

C’est à la faveur de tout cela que Lamine Diouf développe son existence et, par-là, Oudiering. Il affirme qu’il n’hésite pas à lister ses avoirs car ce n’est pas du tout « le plus important ». Selon lui, il faut se concentrer sur la symbolique qui se trouve derrière cet écran. « Aujourd’hui, et partout, on abandonne nos patrimoines. On court derrière le matériel au point d’oublier l’essentiel. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qui est plus valeureux que l’éducation qu’on donne à nos enfants et l’humanité que nous bâtissons à partir de l’héritage de nos parents ? », interroge Lamine Diouf.  C’est cet esprit qu’il veut que ses enfants et tous ceux qui viennent à Oudiering gardent. « En fin de compte, mes plus grandes richesses et plus grandes réussites sont les relations que j’ai gardées avec des gens un peu partout dans le monde. Des étudiants américains viennent passer des séjours dans le campement que je gère aussi, des amis et leurs familles que j’ai connus en France, au Canada, en Israël, etc. viennent ici profiter de cet environnement. Et quand tout ce beau monde est au courant que j’ai besoin de quelque chose pour ma communauté, ils se démultiplient pour me satisfaire », dit Lamine Diouf, étreint par l’émotion. Durant notre entretien, une nommée Charlotte lui a demandé au téléphone une adresse postale pour lui envoyer un lot de médicaments pour le poste de santé de Bettenty.

Les raisons d’un retour définitif

Mamadou Lamine Diouf vit seul à Oudiering avec sa petite famille. Cette bande foncière était occupée par ses grands-parents, et ensuite son père, qui avaient quitté Bettenty pour y cultiver des champs. « J’étais hors du pays et j’ai remarqué un moment que la tradition se rompait. J’ai alors décidé de rentrer ici, par devoir », professe le gestionnaire-comptable de profession. Cette première réponse pudique voile des drames. Au fil de la discussion, Lamine Diouf révélera que son retour était précipité par une tentative de spoliation foncière.

« J’étais venu une fois en vacances, en 2004, et j’ai appris que des autorités administratives locales avaient produit une délibération fictive pour s’accaparer de ces terres et les attribuer à des promoteurs occidentaux pour un complexe hôtelier. Ils ont été surtout intéressés par la belle baie. J’ai saisi le procureur de la République de Fatick et la justice m’a donné raison », raconte-t-il. Après cet épisode, dit-il, il a compris le devoir de rentrer définitivement car « c’était inadmissible de priver un projet, même vicieux, et ne pas ensuite mettre en valeur ces terres ».

Mais si Oudiering est un « héritage familial », pourquoi sa famille de Bettenty n’y cohabite pas avec lui ? « Mes frères se désintéressent de cet endroit et de cette vie. La famille est d’ailleurs une des premières raisons de mon retour », confesse Lamine Diouf. Quand il était à l’étranger et gagnait bien sa vie, il envoyait régulièrement de l’argent. Mais cet argent qui devait servir à des investissements était dilapidé. « C’était vraiment n’importe quoi ici. Pendant que je me privais de beaucoup d’aises à l’étranger, mon argent servait ici à faire la bamboula et avoir beaucoup d’épouses », dit-il, pince-sans-rire, avouant en avoir ressenti un réseau de peines.

Pour que les héritages passés et à venir ne se perdent pas

Dès son installation, Lamine Diouf pense d’abord à l’avenir avant sa survie. Il érige lui-même une salle de classe qui, à ses débuts, comptait 37 élèves. L’effectif comprenait les enfants insulaires des environs et surtout ceux en situation d’indigence. Il avait saisi l’Inspection départementale de l’Education nationale (Iden) de Foundiougne, qui lui avait envoyé deux enseignants. « Les enseignants étaient logés ici, et nourris dans la cantine. C’était ainsi jusqu’à ce qu’eux tous aillent au collège. Malheureusement, le projet était saboté par ces politiciens lors de l’opposition entre Abdoulaye Wade et Macky Sall. C’était cynique parce que pour leurs intérêts ils sacrifient la réussite des enfants. Pourtant tout était à ma charge. Les enfants étaient même soignés et aucun parent n’a jamais donné ne serait-ce qu’un morceau de craie », peste Lamine Diouf, encore dégoûté. Il dit tirer une certaine fierté de cette initiative en voyant ce que sont devenus certains anciens élèves. L’école a régulièrement « fermé » il y a quelques années. Enfin, la classe fonctionne encore mais avec un seul enseignant et les enfants de Lamine Diouf comme seuls élèves.

« Ça a arrêté car il y avait un problème d’effectif. Des écoles ont poussé un peu partout sur les îles environnantes. L’école coranique et l’école franco-arabe font aussi une farouche concurrence à l’école française dans cette zone. J’ai d’ailleurs saisi les autorités locales pour une campagne de sensibilisation. A Bettenty par exemple, l’école française risque de fermer à cause du manque d’effectif », déplore-t-il. Pour « sa classe », il s’obstine pour une bonne raison : il veut garder l’œil sur ses enfants et leur éducation. « Je tiens à ce que mes enfants grandissent dans cette vie modeste et tiennent compte de cet héritage, d’abord. Je veux les éduquer et les entretenir moi-même. Puis, l’enseignant habite ici avec eux. Il n’y a ni grève ni retard dans le programme. Ce qui fait qu’ils sont les meilleurs élèves quand ils vont au collège et au lycée », s’enorgueillit le vieil homme. Il entend inculquer à ses enfants l’attachement à ce patrimoine et à sa pérennité. Son rêve est qu’il y ait au moins un de ses enfants qui suive l’agronomie ou un quelque cursus qui lui donnerait les compétences d’entretenir de manière organisée son patrimoine. « Mais ce qui m’importe le plus, c’est qu’ils aient des vertus et de l’humanisme », précise-t-il.

LESOLEIL.SN

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