Les sociétés étant communautaires et hiérarchisées en Afrique, le principe démocratique du «one man, one vote» conduit dans une impasse car les élections n’y sont régulièrement que de simples recensements ethniques. Dans ces conditions, les modèles étatiques ne permettent pas aux groupes ethniques de cohabiter dans une harmonie sociale.
Les problèmes politiques qui se posent à l’Afrique subsaharienne sont suspendus à la définition de l’Etat. Voilà pourquoi, après les indépendances, la priorité fut donnée à la constitution des Etats. Or, bâtis à l’intérieur de frontières artificielles, ces derniers sont généralement des coquilles juridiques vides ne coïncidant pas avec les patries charnelles qui fondent les véritables enracinements humains.
Comme il leur fallait brûler les étapes, les Etats africains nés des découpages coloniaux empruntèrent le «raccourci autoritaire», le parti unique s’identifiant à l’Etat qui était à créer. Les particularismes ethniques furent alors combattus comme ferments potentiels de division et d’affaiblissement de l’édifice étatique en gestation.
Puis, en 1990, lors de la Conférence franco-africaine de La Baule, face aux échecs de l’Afrique dans les domaines politiques, économiques et sociaux, le président François Mitterrand affirma que cela était dû à un déficit démocratique et que, désormais, l’aide de la France serait conditionnée, non plus à la construction de l’Etat, mais aux avancées démocratiques à travers le multipartisme.
L’Afrique francophone subit alors un véritable «diktat démocratique» qui entraîna la chute du système de parti unique, puis le chaos. Le multipartisme fut en effet plaqué sur le corps social africain sans qu’il ait été auparavant pensé à sauvegarder l’expression des peuples démographiquement minoritaires, donc automatiquement écartés du pouvoir par l’ethno-mathématique électorale.
La raison de cet échec était l’incompatibilité institutionnelle car, dans les pays de l’hémisphère nord, où les sociétés sont individualistes, la vie politique repose sur des convictions communes et sur des programmes politiques transcendant les différences culturelles ou sociales. Ici, c’est l’addition des suffrages individuels qui fonde la légitimité politique.
Tout au contraire, dans les Afriques, où les sociétés sont communautaires et hiérarchisées, le principe démocratique du «one man, one vote» conduit automatiquement dans une impasse car les élections n’y sont régulièrement que de simples recensements ethniques. Dans ces conditions, les modèles étatiques plaqués sur le corps social africain étant contraires aux réalités locales, ils ne permettent donc pas aux différents groupes ethniques de cohabiter dans une harmonie sociale intégrant les notions contradictoires d’unité de destin et de respect des différences. D’autant plus que les frontières postcoloniales ont régulièrement divisé des peuples ou, au contraire, ont condamné à vivre ensemble des populations qui n’avaient jamais eu de destin commun.
De plus, en Afrique, où traditionnellement, l’autorité ne se partage pas, la transposition pure et simple des institutions politiques occidentales se fit sans qu’auparavant il ait été réfléchi à la création de contre-pouvoirs.
Enfin et peut-être avant tout, comme je viens de le dire, mais il importe de ne jamais perdre de vue ce point essentiel, la démocratie donne mathématiquement le pouvoir aux peuples, aux ethnies ou aux tribus qui ont le plus grand nombre d’électeurs. Or, dans la tradition africaine, le pouvoir ne reposait pas sur les additions, mais sur le prestige ou la force, sur la capacité de leadership.
Bernard Lugan